Pour un web design inefficace

Pour un web design inefficace

Techniquement, le web a beaucoup évolué ces dernières années, accroissant le champ des possibles en matière d’interface, d’expérience utilisateur et d’interactions.
Pourtant, lors de mes séances de surf quotidiennes, je m’ennuie. En effet, tomber sur une interface personnelle, surprenante, dérangeante, intrigante, est trop rare.

Notre modèle de production d’interfaces web s’est aligné progressivement sur celle des interfaces applicatives, axé vers l’efficacité et la séduction de l’utilisateur — simple reflet de la société capitaliste et marchande dans laquelle nous vivons — et où la personnalité de l’auteur, du designer, n’a pas à transpirer à travers son travail.

Pourtant, les autres disciplines d’expressions créatives (vidéo, illustration, animation, BD, musique, graphisme, édition, etc), même celles qui ont des contraintes techniques fortes comme l’architecture, le design objet ou la typographie, existent aussi sous la forme de créations d’auteurs ou d’amateurs. Ces créations ne cherchent pas à entrer dans la conformité en suivant les recommandations de la discipline, ni à faire l’unanimité. Au contraire, elles sont issues de démarches d’explorations, d’expérimentations, de parcours personnels et intimes.
Ces marginalités sont une bouffée d’aire et une source d’inspiration à la tendance dominante.

Je ne retrouve plus, dans l’univers du web un web design d’auteur qui serait le pendant des fanzines pour l’édition, des polices de Jean-Jacques Tachdjian1 b pour la typographie ou encore du palais du Facteur Cheval a pour l’architecture.
En dehors du web marchand ou de la commande client, il y a pourtant tout un espace disponible pour une expression graphique et interactive plus personnelle, plus expérimentale.

Je regrette que le web, vecteur de contenus très créatifs, ne soit pas lui-même, dans sa forme, plus éclectique.

Trop

À l’aube du web francophone, les graphistes et les artistes4 ont exploré ce nouveau monde. Un terrain expérimental graphique et ergonomique avec tout et n’importe quoi. Chaque site pouvait être une surprise et un temps de découverte de l’interface était nécessaire. Des auteurs reconnus ont émergés, je pense notamment à Etienne Mineur2.

Trop technique

Des voix ont dit que la plupart de ces graphistes n’y comprenaient finalement rien. Qu’une page web ne pouvait se concevoir comme une affiche ou un tract. Que créer un site nécessitait des connaissances techniques ou, au moins, une compréhension forte de ses particularités.

J’étais en phase avec ce discours. Il est d’autant plus vrai que standardisation, accessibilité, multiplications des tailles et résolutions d’écrans, animations, augmentation des possibilités d’interactions sont venus, certes bonifier, mais complexifier.

Exit graphiste web ainsi que ton univers. Le mot graphiste était surement devenu trop réducteur et ne reflétait pas assez les compétences techniques.

Welcome web designer et à l’efficacité avant tout.

Trop professionnel

En parallèle, le déclin des premières interfaces WISIWYG (Dreamweaver, Nvu, etc) qui permettaient au quidam, à l’amateur sans grande connaissance technique, de créer des pages web dans son fond et dans sa forme a fait réduire comme peau de chagrin l’univers de l’amateurisme graphique sur la toile.

J’aimais ces mises en page amateures, ces conceptions loin de toutes règles et gabarits. Chaque clic pouvait être une aventure dans l’inconnu, du surprenant au dégout graphique. J’y trouvais bien des sources d’inspirations, à travers un détail ou une idée saugrenue.

Une époque supplantée par les templates. Web designers et CMS vont uniformiser les blogs et sites amateurs. Utilisez mon template, c’est un même !

Trop séduisant

Les web designers pouvaient se targuer de connaître les spécificités ergonomiques et typographiques du web, croître en efficacité (le temps, c’est de l’argent : maximum 3 clics), mais, évoluant du site web au design produit, le marché cherche alors, en plus d’être efficace, à séduire.
Les sciences cognitives exposées en façade, du marketing planqué au fond, sans oublier l’utilisation de darks patterns.
Le web designer fit sa mue en UX designer — qui ne connait pas un web designer devenu subitement, ces dernières années, UX designer sur sa carte de visite ?

L’expérience doit être bonne, jamais mauvaise, jamais frustrante, jamais dérangeante.

Trop régler, formater

Aragon, dans la préface de son recueil de poésies Les yeux d’Elsa :

Il m’était apparu que non seulement l’art des vers est l’alchimie qui transforme en beautés les faiblesses dans le langage, mais aussi dans la métrique. Presque tous les poètes ont fait des vers admirables en transgressant les règles, parce qu’ils les transgressaient. Les règles ou la mode, cette autre forme de règles.

Les best practices sont devenues la norme des échanges sur la toile. Il y a des règles pour tout : colorimétrie, typographie, mise en page, ergonomie, marketing, tests utilisateurs.
Ces best practices, mais aussi les experts en ergonomie, UX, UI, sont souvent les gardes fous à une créativité qui nuirait au succès d’un produit.
Mais poser des règles est une pratique conservatrice. Les transgresser/dépasser est une démarche, souvent perçue comme contestataire, qui peut aboutir à quelque chose de novateur et progressiste.

Comprenons les règles, mais laissons leur application strict aux IA puisque tel est la tendance actuelle3. Gardons pour nous tous les champs des possibles existants au-delà.

Toute règle imaginable n’est intéressante que par la grâce de ces possibles exceptions.

Trop tendancieux

Les disciplines artistiques évoluent à travers des écoles de pensées, des tendances, des modes. L’histoire de la peinture est habituellement classifiée par mouvements. Le web design ne déroge pas à la règle. Mais en étant une pratique au coeur du réseau, ses tendances se globalisent, à un niveau mondial.
Quelle que soit l’origine géographique ou culturelle d’une production web, elle a de forte chance d’appartenir à la même tendance graphique qu’une production provenant de l’autre bout du monde.

Je perçois cette unicité comme un appauvrissement de nos cultures visuelles en nous limitant a une vision dominante.

Trop de datas

Les productions web d’aujourd’hui se basent sur des signaux : metrics, datas, tests utilisateurs.
Réagir à des signaux est un processus inverse à celui de proposer un projet qui est censé transcender la réalité existante. Dans ce processus, on est dans une logique d’optimisation, et optimiser est conforter un état de fait.

Entretenir des espaces d’inefficacité

Le rôle d’un créatif, d’un artiste, d’un web designer est aussi de produire une vision décalée. De questionner les conditionnements que l’on rencontre tout au long de notre vie. De proposer des points de vue nouveaux, des démarches différentes.
De permettre au web d’être, dans sa forme, un espace public de dialogues graphiques, qui permet au visiteur de se confronter à un univers qui n’a pas été prévu pour lui, de découvrir une vision et une culture différente de la sienne, de revoir ses préférences.

Il nous faut accepter de rater, de déplaire. C’est des ratages que peuvent survenir des bifurcations, de nouvelles opportunités.

Il est alors important d’entretenir des espaces d’inefficacité.

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